La Vie Lyonnaise, un hebdomadaire dirigé par Adrien Duvand qui collabora à de nombreux journaux, notamment stéphanois (une rue porte son nom à Saint-Etienne)a comme ligne éditoriale « enlever ce faux vernis qui recouvre notre physionomie lyonnaise comme on gratte un monument maladroitement badigeonné, pour lui restituer son caractère primitif ». Un des journalistes, L. Garel, signe un article sur la vogue de la Croix-Rousse le 10 octobre 1868.
« La vogue de la Croix-Rousse est, de toutes les vogues lyonnaises, la seule qui survive et dont l’importance n’ait pas diminué. Le souvenir de celle de Saint-Clair se perd dans la nuit des temps-dix ans environ. Celles de Vaise et de Serin n’existent plus que par les joutes, et encore cette année les joutes étaient bien tristes, les Givordins ne voulant plus se mesurer aux maigres garçons boulangers qui s’y présentent. La vogue de la Guillotière, faubourg dont le caractère local subsiste cependant très distinct, n’a plus de terrains où s’espandre et s’esbaudir à l’aise, le cours des Brosses les ayant par trop nettoyés. D’ailleurs, les communications plus promptes offrent tant de facilités aux excursions fantaisiste du dimanche que ces fêtes plus ou moins urbaines n’ont plus guère de raison d’être, si bien que tout l’été on s’écrierait volontiers sur le rythme tristement psalmodié du dieu Pan ; « Les vogues s’en vont ! »
Et pourtant, quand revient l’automne, au premier dimanche d’octobre, tous se souviennent de la vogue de la Croix-Rousse, et tous montent à la Grand’Place ou aux Tapis, sûrs d’y trouver une foule grouillante, des saltimbanques tambourinant et tympanisant, des bals où se trémoussent des conquêtes faciles au premier abord, et des cabarets où tintent et chantent les voix des verres.
A quoi doit donc cette vogue de conserver ainsi son importance et de se perpétuer, résistant aux modes nouvelles ? A la saison où elle a lieu ? A son emplacement favorable ? A la persistance de son caractère local ? A ces trois raisons peut-être !
La saison y est pour beaucoup ; il fait déjà froid, et on ne se hasarde plus, par les brumes du soir, loin de sa chambre et du lit. Adieu le canotage et les bals champêtres ! Et il ne fait pas assez froid encore pour ne plus sortir de chez soi ou s’enfermer dans les brasseries ou les théâtres. Puis les vendanges sont à peine finies, les fruits des derniers jours arrivent à peine, et la vogue de la Croix-Rousse a toujours la vieille réputation d’être le premier marché de ces primeurs d’automne. On vient là boire du vin blanc doux et manger des marrons, comme on allait autrefois à la Guillotière ou à Saint Fons s’empiffrer de bugnes. Les indigestions ont un charme auquel nul ne se peut soustraire.
L’emplacement ! Au lieu d’avoir perdu, il a gagné. Et quat au caractère local, la démolition des murs d’enceinte, remplacé par un magnifique boulevard, ne le fera pas si tôt disparaître. La Croix-Rousse est toujours la Croix-Rousse et les Croix-Roussiens disent encore aux Lyonnais :
- Il n’y a qu’une ficelle qui nous relie.
Ce sont là toujours canuts et canuses. Aux jours de vogue seulement, les apprentisses sortent, bien attifées, de l’atelier et de la soupente, et les commis de ronde qui, sous la robe grossière et la chevelure mal peignée, ont su reconnaître un corps gracieux et vu briller de jeunes yeux, viennent, pour la promenade ou la danse, offrir leur bras séducteur à la belle naïve, au grand désappointement du galant à qui elle est néanmoins réservée.
Le canut n’est pas riche ; aussi ses amis de Lyon ou des Brotteaux ne le viennent pas voir souvent, sachant quelle maigre réception les attend. Mais lors de la vogue, on ne se gêne pas. S’il n’y a rien chez lui, on descend au cabaret ; le cabaret est dans son quartier, il doit y être comme chez lui ; on paye chacun son pot, mais il offre le premier !
Le pot ! Le pot de vin bleu ! On ne le sert plus dans la ville, et c’est bien mal vu dans les cafés. Mais ces gens habitués aux bocks, aux moos, ne rechignent pas, arrivés aux faubourgs, à la vulgaire bouteille. Leurs estomacs, oubliant les scrupules de bon ton, s’y font de suite. Au milieu d’ouvriers, l’homme qui ne travaille pas s’efforce de leur ressembler et s’enorgueillit (c’est logique !) de se mettre à leur niveau. Il abdique sa tenue de convention pour leur sans-gêne. Et cela parfois devient même une pose : « Ah ! Le vin, c’est encore ce qu’il y de mieux ! » C’est à celui qui en boira le plus, et mieux qu’eux !
Généralement, de la vogue de la Croix-Rousse on redescend abominablement saoul.
Ce jour-là, les canuts s’habillent. Mais ne croyez pas qu’ils aillent promener leurs beaux effets dans la foule et le bruit, ça n’est pas dans leur caractère. Pendant que garçons, femmes et filles inspectent baraque, jeux et danse, eux ils vont, un peu plus tôt que d’habitude, à leur cabaret – mieux balayé, ou s’il leur est venu des gens de la ville au café – qui est devenu cabaret. On chante des chansons, chacun la sienne, ou on cause politique et association. Allez donc avec cela boire de la bière. Mystiques de brasseries, échappés de bureaux, une demi-heure de ce bruit et de cette vie vous assourdirait et vous tuerait !
Mais cette année, ils sortent cependant. Ils sont fiers de montrer leur boulevard net surtout leur mairie !
-Dans vos arrondissements de Lyon, on ne sait pas où trouver la maison commune. Quand vous n’aviez qu’un seul maire, il était très bien à l’Hôtel de Ville. Mais depuis que vous en avez six, je crois qu’on les loge au troisième.
-Oui, mais chez vous on ne trouve pas d’église.
-La belle affaire !
Et si, devant cette mairie, on leur fait observer que la porte est bien étroite, ils répondent :
-C’est vrai, mais on l’élargira quand on ne chômera plus !
La femme et les enfants viennent rejoindre le père ; ils boivent un verre, cassent une croûte de pain, et l’on rentre après avoir dit adieu aux gens qui redescendent par la Grand-Côte.
-N’est-ce pas, femme, ça fait plaisir tout de même, d’entendre ce bruit de vogue. C’est comme si tous les battants marchaient !
Allons les enfants, au lit ! Il faut travailler demain. »
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