L’Echo de la Fabrique et la santé des canuts
L’Echo de la Fabrique du 1er avril 1832 Paris. - Nous avons regret d'annoncer à nos lecteurs qu'une maladie, qui présente tous les symptômes du choléra, s'est manifestée hier. Trois personnes sont mortes ; parmi elles se trouve le cuisinier du maréchal Lobau. Ce matin, de nouvelles attaques ont eu lieu. A l'heure où nous écrivons, on procède à l'autopsie des cadavres.(Journal du soir.)
Vouloir évoquer la santé des Canuts au XIXème siècle n’est pas une mince affaire. C’est d’ailleurs valable pour toute évocation concernant l’Histoire de l’industrie de la soie qui appartient non seulement à celle de la Croix-Rousse et de Lyon mais surtout au mouvement social universel. Certes chacun a bien une idée. Le Canut a faim, le Canut fait 18 heures de travail par jour en 1831, le Canuts vit dans un espace confiné puisqu’il est obligé de fermer ses fenêtres légèrement opaques afin d’éviter la poussière de la rue et les rayons du soleil qui viendraient frapper les fils de soie teints.
« Et cet homme, jeune encore, mais pâle et décharné, qui lève sur vous des yeux éteints par l'agonie de la misère ? Il est malade ; que ne va-t-il à l'hôpital ? Sans doute il y serait à sa place. Chez lui un travail de dix-huit heures augmente, il est vrai, ses souffrances ; mais il lui faut gagner de vingt-huit à trente-deux sous pour acheter quelques aliments grossiers que ses enfants s'arrachent entre eux et dont il se passe, parce qu'il aime mieux endurer la faim que de voir souffrir les innocentes créatures auxquelles il donna le jour. » Lit-on dans l’Echo de la Fabrique, le journal des tisseurs, en 1832.
Mais j’ai voulu tenter d’aller au-delà d’une simple description de la misère des tisseurs sur soie du XIXème siècle. J’ai voulu leur redonner la parole et j’ai ainsi négligé la description que divers observateurs ont pu écrire sur leur vie, leur aspect. Ce qui me frappe à la lecture de leur journal, c’est leur capacité d’analyse et de propositions. Cette observation m’a conduit à jeter un regard différent de celui que souvent j’observe quand on évoque les Canuts. L’héritage qu’ils transmettent par leurs écrits n’est pas seulement une description de leurs souffrances, c’est surtout des éléments fondateurs d’un mouvement ouvrier en lutte qui propose, fixe aux uns et aux autres des objectifs. C’est à ce titre que le patrimoine des Canuts est intéressant. Evoquer le passé pour le passé me semble pour moi insuffisant. Il n’a de valeur que s’il vient enrichir notre réflexion aujourd’hui. On ne peut donc résumer l’apport social des Canuts au chant, certes émouvant et combien mobilisateur, d’Aristide Bruant, « Pour chanter Veni créateur… », écrit d’ailleurs 60 ans après la révolte de novembre 1831, après ces journées du 21, 22 et 23 novembre qui posent les bases du mouvement ouvrier.
J’ai donc fait un choix. D’abord parce que je ne suis ni universitaire, ni historien pour entreprendre de longues recherches, l’état d’esprit de cette époque ne fournit pas de statistiques, de listes, pour savoir les maladies auxquelles le canut et sa famille étaient confrontés et parce que je l’ai dit, je souhaitais donner la parole aux tisseurs sur soie. Quelques noms de maladies viennent de temps en temps nous renseigner, nous permettant d’en déduire qu’ils étaient communs à beaucoup. Ainsi, Sébastien Commissaire (1822-1898), fils de canut et canut lui-même avant de devenir député en 1849.
« J’appris à faire le velours. Selon moi, il n’y a point d’étoffe dont la fabrication absorbe autant l’ouvrier que la confection du velours uni. Il faut que l’ouvrier ait constamment les yeux fixés sur son ouvrage, soit quand il le coupe, soit quand il passe le fer, toutes ses facultés physiques et intellectuelles sont en jeu, la moindre distraction peut avoir des conséquences très graves. C’est, en outre, un métier très fatiguant. La position de l’ouvrier sur le métier est des plus pénibles. Il faut qu’il travaille des deux jambes, la poitrine appuyée contre le canard qui a la forme d’un demi cylindre. Chaque coup de battant et surtout de lui dit coup de dresse, répété à chaque fer, se fait durement sentir dans la poitrine. Si l’on faisait une enquête, je crois qu’elle démontrerait qu’il n’y a pas de profession qui fournisse autant de phtisie pulmonaire que le veloutier. »
Nous sommes encore loin en effet de la reconnaissance des maladies professionnelles. D’autres maux existent, liés aux conditions de travail. Et comme logement et atelier se confondent, les enfants du canut ne seront pas épargnés. On le verra quand j’évoquerais la crèche St Bernard.
J’ai donc privilégié l’année 1832 qui est celle de l’épidémie de choléra qui fera en France 100 000 morts dont 20 000 à Paris sur une population de 650 000 habitants. Ce que vont écrire pendant cette année là, les Canuts est d’autant plus intéressant que le choléra n’ira pas jusqu’à Lyon.
Quelle est la situation au XIXème :
Si la peste fut longtemps la première ambassadrice de la grande faucheuse, c'est le Choléra, " pathologie à progression brutale " qui terrorisa le XIXème siècle européen. Une peur d'autant plus forte que depuis la fin du XVIIIème régnait une sorte d'optimisme latent. En effet, la peste ne faisait plus parler d'elle depuis la dernière crise de 1720-1722. Les épidémies de dysenterie et de typhus se faisaient plus rares. La vaccination contre la variole annonçait des jours meilleurs. Enfin, la mortalité était réellement en baisse. Mais il restait un élément important : l’hygiène.
Or, si les progrès en matière de santé et d'espérance de vie entre le XIXe et le XXe siècles sont souvent portés au crédit de la médecine moderne, en particulier des vaccins et des antibiotiques, on oublie souvent que si ces armes ont été indéniablement décisives dans le combat contre les maladies infectieuses, celui-ci a été amorcé avant leur avènement : le XIXe a été marqué, dans les pays alors en voie d'industrialisation, par une révolution sanitaire sans précédent, où l'hygiène a joué - incontestablement - un rôle de tout premier plan. Dans les années 1800, variole, scarlatine, rougeole et diphtérie étaient des maladies si familières qu'elles étaient considérées comme des caractéristiques de l'enfance. Les épidémies de choléra et de paludisme étaient légion. Le typhus et la typhoïde menaçaient les pauvres, la tuberculose les riches comme les pauvres. Dans les pays occidentaux au début du XIXe, les " bonnes années ", sans épidémies d'envergure, le taux de mortalité était souvent quatre fois plus important qu'aujourd'hui. Dans l'Angleterre victorienne, par exemple, l'âge moyen des décès dans les populations urbaines défavorisées était de 15 ou 16 ans… Pour comprendre l'ampleur de la révolution qui s'est alors opérée, il faut rappeler les conditions de vie de l'époque . Ordures en putréfaction, déchets humains et animaux, carcasses mortes empilées, égouts à ciel ouvert : les rues étaient de véritables cloaques. Les cabinets étaient rares. Les pots de chambre étaient déversés dans les cours d'habitations. La puanteur était légendaire, surtout en été. Si l'étiologie des maladies infectieuses était inconnue avant la théorie des microbes de Louis Pasteur en 1878, un bons sens primaire associait néanmoins certaines conditions de vie à la morbidité. Odeurs fétides et miasmes étaient considérés comme la cause de la plupart des maladies qui prévalaient. "Saleté, pauvreté et maladie " formaient une triade logique. A ce propos on peu dire que ce n’est pas tout à fait un hasard si les immeubles ateliers se construisent en haut des pentes et sur le plateau croix-roussien. Certes il y là des terrains disponibles mais aussi d’avantage d’air chassant les miasmes. C’est une colline. D’ailleurs il semblerait que le prix de location soit plus élevé pour les Canuts du plateau que pour ceux des pentes aux rues plus étroites.C'est au milieu du XIXe que s'amorce dans les pays en voie d'industrialisation une véritable révolution sanitaire, avec une nette augmentation de l'espérance de vie suivi quelques décades plus tard par une chute considérable des taux de mortalité infantile. Trois phénomènes à ce crédit : l'amélioration de l'habitat et en conséquence, une réduction de la promiscuité; l'amélioration de l'alimentation grâce aux progrès de l'agriculture et de la technologie, et surtout l'amélioration de l'hygiène. Une des transformations socioculturelles majeures du XIXème siècle a été le changement de comportement dans l'hygiène personnelle, comprenant l'hygiène corporelle et le lavage du linge. Son origine remonte au début des années 1800.En Angleterre, par exemple, une coalition informelle d'activistes sociaux de réformistes, de médecins et de scientifiques commença dès lors à prôner une réforme sanitaire. Sous leur impulsion, la législation fut modifiée dans les années 1850 et 1860 : des autorités de santé publique chargées de la collecte des effluents, de la distribution de l'eau, du traitement de diverses nuisances environnementales, etc. furent créées (une décade plus tard en Amérique). Les pionniers de ce mouvement étaient de fervents défenseurs de l'hygiène personnelle. Les premiers efforts furent d'ailleurs la réduction de la taxe sur le savon (1833), la construction des bains publics et de blanchisseries pour les travailleurs à Londres (1844), puis à travers tout le pays. Les changements comportementaux vis à vis de l'hygiène corporelle, du nettoyage du linge et de l'hygiène domestique au cours du siècle, de même que le développement de l'hygiène environnementale, ont fortement contribué à l'importante réduction de la morbidité et de la mortalité observée dans les pays industrialisés au début du XXème.
Les canuts ne sont pas en retard sur cette prise de conscience. Bien au contraire. Dès qu’il publie l’information de la mort de Parisiens par le choléra, L’Echo de la Fabrique demande à Lortet de donner quelques conseils d’hygiène mais toujours avec de soucis d’être le porte-parole des tisseurs :
« Toutes les instructions officielles, populaires et autres sur les moyens à employer pour se préserver du choléra, nous recommandent les bains comme un moyen excellent.
Il n’y a pas de doute que maintenir la peau propre et la débarrasser des résidus de la transpiration, est le meilleur moyen d’entretenir l’activité de la vie à l’extérieur du corps, et de prévenir toutes les concentrations sur les organes intérieurs.
Il est bien facile de dire à l’homme riche : Baignez-vous. Mais nous, nous voulons faire de l’hygiène à portée de toutes les fortunes.
Autrefois les Romains construisaient des bains publics pour les habitants dont ils avaient conquis les villes : aujourd’hui, grâce à l’incurie et aux dilapidations de nos gouvernements, nous n’aurons bientôt pas de l’eau à boire. Si la sécheresse continue encore, la Saône ne sera qu’un ruisseau infect, et nos pompes seront taries.
A défaut de bains publics, l’ouvrier peut aller à la rivière ; mais sa journée se prolonge ordinairement si tard, que ce n’est guères que le dimanche qu’il peut jouir du bain. Lorsqu’il est déjà accablé de fatigues, il ne pourrait charrier l’eau nécessaire, pour remplir une baignoire. D’ailleurs où prendrait-il cette eau ? Et où prendrait-il la baignoire ?
Le vieux dicton Dieu donne de l’eau à tout le monde, est encore un reproche adressé à ceux qui négligent trop la propreté du corps, et la rareté de l’eau ne saurait excuser la saleté qui couvre la figure de tant d’enfants.
Voici le moyen que je propose pour remplacer le bain. Il faut prendre une grosse éponge ou un linge de coton qui retienne beaucoup d’eau, et se faire, pendant cinq minutes ou plus longtemps, des lavages sur tout le corps, depuis la tête jusqu’aux pieds : les répéter jusqu’à ce qu’on se sente bien rafraîchi. Il ne faut pour cela qu’un litre d’eau.
Ces lotions seront faites, le matin ou le soir ; cependant l’ouvrier s’en trouvera mieux le soir, surtout s’il ne se couche pas de suite après le souper. Elles auront l’avantage d’enlever la sueur du jour, de le rafraîchir, de le délasser et de lui procurer un sommeil plus calme.
Ceux qui auraient éprouvé quelquefois des douleurs de rhumatisme, devront, après les lotions, s’essuyer, se frotter fortement avec un linge rude et se coucher de suite.
Dans les jours plus froids, et lorsqu’on n’est pas encore habitué à ces lotions, on pourra faire tiédir l’eau ; mais au bout de trois ou quatre jours, et dans toutes les saisons, on les supportera à l’eau froide (non pas sortant du puits), et elles valent mieux.
Si le choléra ne vient pas nous visiter, et que nous n’ayons rien à faire pour nous en préserver, ce moyen sera toujours excellent pour entretenir la santé dans toutes les saisons, et surtout pendant les chaleurs.
Dans ce moment, beaucoup d’ouvriers boivent beaucoup d’eau de réglisse (tisane de polisson) et en donnent à leurs enfants : nous leur conseillons de la couper avec une infusion de graines de fenouil. »
Un peu plus tard, un second article sera encore plus complet
« Au moment où le choléra semble reprendre une nouvelle énergie et faire plus de progrès, au moment où les fruits deviennent abondants, et où l’abus qu’on en fait peut prédisposer à cette funeste maladie, nous croyons de notre devoir de donner quelques conseils à nos lecteurs.
L’usage modéré des fruits bien murs, joint à d’autres aliments, ne peut pas être nuisible. Malheureusement quelques ouvriers sont obligés d’en composer la plus grande partie de leur nourriture, et comme ils sont forcés d’aller à l’économie, ils achètent des fruits qui ne sont pas de la première qualité et souvent n’ont pas atteint leur degré de maturité.
Nous leurs conseillons donc de les manger autant que possible cuits. Tous sont bons cuits, et la préparation en est simple. On les fait cuire avec de l’eau, de manière à ce qu’il reste toujours un peu de sauce ; on y ajoute (afin qu’ils digèrent mieux) un peu de cannelle ou ce qui est moins cher, un petit sachet de graines de fenouil. On peut aussi, vers la fin de la cuisson, ajouter une goutte de vin. On verse le tout sur des tranches de pain. On les mange froids ; chacun peut selon son goût ou ses moyens y ajouter du sucre. Les cerises douces (telles que les bigarreaux) n’exigent point de sucre, non plus que les petites mérises. Les abricots sont beaucoup plus acides ainsi que les prunes dont les meilleures pour cuire sont les violettes longues. Les poires et les pommes d’automne ne peuvent se cuire sans sucre. Les pêches ont beaucoup plus d’acide. Tous ces fruits sont beaucoup plus doux si on les fait cuire sans la peau, qui d’ailleurs digère toujours difficilement.
On peut encore prendre de la pâte de pain de l’épaisseur d’un pouce, lorsqu’elle est lavée la couvrir de ces fruits coupés en morceaux, et faire cuire le tout au four comme une tarte.
Cet usage de manger tous les fruits cuits est surtout très répandu dans le nord de la France et de l’Europe où souvent ils ne mûrissent pas aussi parfaitement que dans nos contrées ».
Conseils bien sûr, mais ce journal est aussi une force d’avancées sociales. Ne pas l’oublier, c’est la caractéristique du journal : A partir des événements, faire avancé les progrès social. Il va se féliciter de certaines dispositions que prennent les soyeux en rassurant avec un humour noir qu’il ne craint pas d’afficher :
« les cages et le choléra.
Le choléra est un fléau ; Dieu nous garde de nous rire de lui, surtout lorsqu’il est notre proche voisin. Cependant nous ne conseillons pas à nos lecteurs de s’en effrayer, et si les riches font leurs paquets, si l’émigration est résolue de la part des financiers ; que les industriels vaquent à leurs travaux avec calme ; le fléau ne reconnaît point d’inégalité ; il frappera aussi bien le riche dans sa fuite que le pauvre au seuil de sa demeure.
Nous devons à notre tour calmer l’inquiétude de la classe qui nous intéresse ; les feuilles publiques, en général, donnent le choléra comme n’attaquant que les classes pauvres, nous pouvons prouver le contraire ; en Pologne, en Russie, des grands de la cour, des ducs, des barons en sont morts, et le vainqueur des Balkans, celui qui devait faire avec ses Cosaques une promenade militaire jusqu’à Paris, a succombé frappé par le choléra dans cette Pologne qu’il n’avait pu vaincre.
Le choléra a, dit-on, déjà amené des améliorations parmi nous, et comme dit le proverbe, à quelque chose malheur est bon. Aussi plusieurs négocians ont fait élargir les cages de leurs magasins ; d’autres les ont rendues plus saines par des courants d’air, on en cite même qui ont placé, dans ces lieux autrefois insalubres, des vases de chlorure de chaux. Vous voyez pourtant ce que c’est que l’empire de la peur ! Philosophes, ventez la morale, c’est bien sans doute ; hommes compatissants, ventez la philanthropie, c’est encore bien, mais tout cela n’est rien en comparaison de la peur…
La morale, la philanthropie réclamaient depuis longtemps ces améliorations, il n’en était rien. Le choléra paraît en France, et voilà que la peur fait plus que les réclamations faites par des milliers d’ouvriers, voir même les critiques sévères des journalistes.
Mais surpris de ce changement subit, chacun se dit, est-ce pour les ouvriers qu’il a eu lieu, afin de les préserver du fléau, ou, est-ce de peur que ces ouvriers, la plupart indigents, n’apportent l’épidémie à messieurs du magasin ? Je ne sais, mais cette dernière version est la plus accréditée. N’importe, nous félicitons ceux qui, par mesure sanitaire, ont aéré leurs cages ou les ont fait élargir. Nous pensons que si le fléau nous visite, ce que certes nous ne souhaitons pas, on les fera disparaître tout à fait, et peut-être par pudeur on n’osera pas les rétablir. Les ouvriers dont les réclamations contre ce genre de prisons avaient été infructueuses, se rappelleront du passage du choléra, et répèteront avec nous : à quelque chose malheur est bon. »
Toujours cette volonté. Ainsi le rédacteur en chef, Marius Chataing rédige plusieurs articles mettant en perspective les enjeux de l’époque :
« Sur le choléra :
Alerte ! Alerte ! Citoyens, garde à vous ! L’ennemi s’approche. Ce ne sont pas vos souscriptions fastueuses qui le conjureront. Hommes riches, qui dans ces jours de détresse croyez être quittes envers vos compatriotes par le don de quelques écus, don qui n’effleure même pas votre luxe, il faut opposer à cet ennemi une barrière plus forte et journalière. L’amélioration physique de la classe pauvre, c’est là le cri de la société ! Il faudra bien qu’on l’entende. A l’ouvrage donc, citoyens de toutes classes : formez des associations pour vous secourir lors de la terrible invasion. Et vous, magistrats, soyez à la hauteur de votre mandat, visitez ces maisons qu’habite une population immense d’ouvriers, assainissez-les, et que tout ce qui ne pourra pas l’être tombe impitoyablement sous le marteau ; élargissez ces rues fétides ; supprimez ces cloaques habités par la misère : que l’incurie ou l’avarice sordide d’un propriétaire ne soit plus un obstacle ; marchez au nom de la loi, au nom du salut commun.
Informez-vous aussi des moyens d’existence de ce peuple confié à vos soins. Est-il vêtu et nourri comme un homme doit l’être en travaillant ? A-t-il du travail, un salaire suffisant ? Ah ! Croyez-moi, ce n’est pas par goût que le prolétaire est couvert de haillons ; ce n’est par goût qu’il se nourrit d’aliments malsains et indigestes. Le choléra approche, donnez à la population ouvrière de quoi faire face et combattre avantageusement le fléau dévastateur dont elle est la première victime.
Le fameux Barrère disait que pour connaître un vrai patriote il fallait attendre sa réponse à cette question : Au cas de contre-révolution qu’as-tu fait pour être pendu ? Eh bien ! Magistrats, il faut qu’à la sortie de ses fonctions chacun de vous redevenu simple citoyen puisse répondre sans rougir à cette question : Qu’as-tu fait pour le peuple ? »
Dans un autre article, il part de l’état de l’activité de l’industrie de la soie :
« La fabrique de Lyon qui semblait reprendre de l’activité, retombe d’une manière effrayante. On peut en juger par la différence du nombre de ballots de soie qui ont passé à la Condition : du 1er au 15 avril il n’y est entré que 160 ballots, à peu près le quart de la dernière quinzaine de mars. Ces résultats n’ont rien qui se rattache à la politique ; le fléau qui nous menace et qui ravage la capitale en est la seule cause. Si l’épidémie ne disparaît bientôt de nos contrées, si, au contraire, elle envahit notre ville, il faut s’attendre que la misère, s’unissant à ce terrible fléau, fera des ravages incalculables. »
Il en appelle aux autorités en soulignant adroitement les intérêts des négociants soyeux mais aussi de l’ensemble de l’économie nationale :
« Il nous semble que l’autorité locale, qui connaît la position de la classe ouvrière de notre ville, pourrait faire des démarches auprès du gouvernement, pour obtenir de prompts secours pour elle. Il nous semble qu’elle doit aviser au moyen de préserver cette cité, dont l’industrie manufacturière est un principe vital pour la France, d’une destruction complète ; car, qui pourrait calculer les malheurs, sous les rapports industriels, que peut éprouver une population immense sans travail, et par conséquent sans pain, livrée au plus terrible des fléaux et mourant décimée par la misère et le choléra !…
L’épidémie ne nous a pas encore envahis ; mais son avant-coureur est la misère. Les ouvriers de Lyon, dont l’espoir commençait à renaître, se voient retomber dans une position pire que celle où ils étaient ; si on ne prend point tous les moyens pour les secourir, le découragement s’emparera d’eux, et cela pourrait hâter la présence du terrible fléau. Que le gouvernement fasse tous ses efforts pour éviter leur ruine totale, et nous et eux bénirons ceux qui préserveront notre ville de tant de calamités.
Il est une classe qui peut beaucoup sur le moral des travailleurs, c’est celle des négocians ; en s’imposant quelques sacrifices, en pensant que les ouvriers peuvent leur rendre un jour ce qu’ils feront aujourd’hui pour eux, en leur donnant enfin du travail sans en diminuer les prix, afin que les ouvriers puissent subvenir aux besoins de leur famille ; ils ne seront pas seulement humains, mais ils auront bien mérité de leurs contemporains, en préservant la cité la plus commerçante du royaume d’une décadence complète. Ce n’est pas quand le choléra fera ses ravages parmi nous, qu’il faudra penser aux préservatifs, c’est avant son apparition ; et le meilleur préservatif pour notre populeuse cité, c’est d’en écarter la misère, c’est d’adoucir le sort de ces milliers de familles qui ne vivent en travaillant que du jour à la journée ; c’est enfin en leur procurant le moyen d’éviter, par un travail régulier et un gain raisonnable, cet état de dénuement qui sert d’auxiliaire à l’épidémie. »
Il en profite même pour remettre sur la table une décision qu’avait prise Napoléon en sont temps quand il avait obligé sa cour à porter des vêtements de soie :
« Des personnes notables de notre ville parlaient un temps d’ouvrir des souscriptions, avec lesquelles on aurait fait fabriquer des étoffes de soie ; on parlait aussi d’une société qui voulait se former dans le but de donner de l’activité à la fabrique, en imposant à chaque sociétaire le devoir de porter pour vêtement de l’étoffe sortie de nos manufactures ; c’est aujourd’hui qu’on devrait mettre tous ces moyens à exécution. Ces moyens n’ont rien que d’honorable, et ceux qui prendraient l’initiative, seraient sûrs de la reconnaissance d’une immense population. La France entière ne tarderait pas de s’associer à cet œuvre philanthropique, et notre ville échapperait par là aux désastres qui la menace.
Nous invitons donc tous ceux qui peuvent contribuer à préserver les ouvriers de Lyon de tant de maux, d’unir leurs efforts. Que les autorités locales et le gouvernement emploient des moyens décisifs pour venir aux secours des malheureux ; que les riches secondent ces autorités dans leurs louables efforts, et on aura trouvé le meilleur préservatif, le meilleur état de salubrité en écartant la faim de la demeure des travailleurs, et ce sera peut-être le plus sûr moyen de préserver notre cité du choléra. »
Les rédacteurs de l’Echo de la Fabrique, parce qu’il y a une demande de la part de ses lecteurs, tisseurs sur soie, ne craint point de donner des information sur ce qui se fait pour combattre l’épidémie à l’étranger, notamment quand les moyens employés rejoignent ceux qu’ils préconisent. Il ne faut oublier que le droit d’associations n’existe pas, il a été supprimé à la Révolution et qu’il n’est toléré que des associations de moins de 20 personnes. Nous sommes en 1832, en 1834, cette « tolérance » sera supprimée. Chez les Anglais par exemple :
« Le peuple anglais est le plus avancé de tous les peuples dans le système des associations. Naturellement sombres et pensifs, ces insulaires semblent ne trouver de plus grand plaisir que celui de faire partie des associations philanthropiques. Pour se trouver à une assemblée, ils oublient leurs affections, et même leurs intérêts particuliers ; leur seul désir est celui de contribuer de tous leurs moyens au bien-être de leur nation, et partant de leurs compatriotes. »
L’Echo de la Fabrique enfonce le clou à l’égard des du pouvoir :
« De cet esprit d’association, sont nées ces grandes entreprises industrielles et commerciales qui mettent les Anglais à même d’exporter leurs produits dans tout l’univers. De même, et à l’exemple des commerçants, les industriels ont formé des associations sous divers titres. La ville de Londres compte plusieurs de ces sociétés ; chacune d’elles a son journal qui est son organe particulier et traitent de ses intérêts ; l’une d’elles, enfin, compte plus de cent mille sociétaires. Depuis son existence, elle a pourvu aux besoins de tous ses membres, et en même temps, elle a réalisé un fond de réserve de plusieurs millions. Le journal de cette société, compte 25 mille abonnés environ. Des sociétés semblables sont établies dans toutes les villes industrielles, et pour chaque industrie. A Manchester, ville manufacturière qui, par sa population et son commerce, peut être comparée à Lyon, on compte plusieurs associations de ce genre ; la plus nombreuse est celle des ouvriers tisseurs, qui est aussi parvenus à amasser un fonds de réserve considérable. Elle a aussi son journal spécial qui compte près de 4,000 souscripteurs. Les moyens de correspondance et de communication de ces sociétés, sont si bien réglés que, dans quelques heures, tous ceux qui en font partie, sont instruits des nouvelles qui peuvent les intéresser. »
Il enfonce le clou également à l’égard des politiques
« Le gouvernement a toujours favorisé ces associations, il les regarde comme un besoin naturel et une source indispensable de prospérité pour le pays. On se ferait difficilement une idée des améliorations qu’ont introduites les associations, soit pour le perfectionnement de l’industrie, soit sur le moral et le bien-être des individus. »
Puis il revient à la situation créée par l’épidémie :
« Lors de l’apparition du choléra-morbus, à Londres, des membres des sociétés s’assemblèrent, et résolurent unanimement de faire tous leurs efforts, et de prendre toutes les mesures nécessaires pour arrêter ce fléau destructeur. Chaque assemblée nomma de suite plusieurs membres, et de différents quartiers, pour aviser à tous les moyens de propreté et de salubrité, que pouvait exiger l’intérieur des bâtiments. On rapporte même, que plusieurs de ces membres poussèrent leurs soins jusqu’à faire des visites dans les tavernes, où ils engageaient amicalement les habitués de ces lieux, à ne pas faire des excès, mais à prendre toutes les précautions possibles pour se garantir de l’épidémie, et leur en indiquaient les moyens. C’est à ces soins tous paternels, si bien distribués et si bien entendus que, sans nul doute, la ville de Londres qui est un tiers plus peuplée que Paris, doit le peu de ravages qu’a fait le choléra ; puisque dans cette ville, l’épidémie a enlevé moins de monde en trois mois, que dans une semaine à Paris. Ainsi, les associations sont le soutien de la nation anglaise, et peut-être que sans ce principe, ce pays serait livré à l’anarchie. Aussi les lords, les commerçants et enfin tous les philanthropes encouragent-ils les associations de tout leur crédit, et les regardent comme le seul moyen d’assurer la prospérité de leur pays. »
C’est une analyse fine que fait ici l’Echo de la Fabrique. Il n’est pas dupe que le modèle anglais n’est pas non plus la panacée :
« Nous ne voulons point parler de ces administrations de bienfaisance, établies dans tout le royaume, et pour lesquelles l’état perçoit un impôt, sous le nom de taxe des pauvres. Cette taxe, indispensable en Angleterre, par la cherté des vivres, répugnerait au caractère français.
Sans doute, nous ne devons pas être les imitateurs serviles des Anglais, mais, lorsque l’intérêt de notre pays commande que nous recherchions tout ce qui peut le préserver du fléau qui le menace, nous ne devons point craindre d’emprunter à nos voisins, ce qui peut nous être utile à cet égard. »
Et comme toujours le lien est fait avec ce qui se passe à Lyon :
»Nous pouvons donc assurer, que depuis la nouvelle de l’invasion du choléra, plusieurs personnes avaient conçu, à Lyon, des idées semblables à celle des Anglais. Au moyen d’une faible rétribution des habitants de chaque quartier, on pourvoirait aux dépenses d’assainissement, lavages et arrosages d’eau chlorurée, ou tout autre préservatif commandé par les intendants sanitaires.Par ces associations, les hommes les plus zélés et les plus philanthropes se feraient un devoir de faire exécuter toutes les mesures d’assainissement, telles que réparations des pompes et des fontaines, des égouts d’éviers et des latrines, qui pour la plupart, dans les maisons habitées par les ouvriers, sont encore des lieux dégradés et infects, capables d’engendrer tous les germes de l’épidémie. »
Autre article, autre exemple que le journal va reproduire emprunté à une revue « Le Journal des Connaissances » qui va créer une caisse commune de prévoyance. De quoi réjouir les Canuts.
« formée a l’occasion du choléra-morbus.
À tous les correspondants et souscripteurs du Journal des connaissances utiles.
1° Il est formé une caisse commune de prévoyance par les membres de la société pour l’émancipation intellectuelle, souscripteurs du Journal des connaissances utiles, dans le cas où la mort imprévue d’un certain nombre d’entre eux, frappés par le choléra-morbus, laisserait un père ou une mère infirme, une veuve dépourvue de secours ou des enfants orphelins ;
2° Le fonds commun est fixé à cent mille francs ;
3° La cotisation pour chaque membre ou souscripteur est de un franc.
Au 2 mai, les premiers versements faits parmi les personnes attachées à l’entreprise du journal, se montaient à 2,450 fr.
Ce projet qui sera public en entier dans la livraison de mai du Journal des connaissances utiles, a malheureusement conservé tout son à-propos, quoiqu’il puisse paraître tardivement reproduit. L’épidémie a cessé de désoler Paris, mais elle inquiète les départements, moins encore peut-être, ceux où elle a séjourné, que ceux qu’elle n’a pas visités. Au surplus, le titre de prévoyance, ajouté à celui de caisse commune, donne à cette utile création un intérêt non temporaire, qui sera d’autant mieux apprécié, qu’il peut subvenir des circonstances critiques. »
Ce travail de journaliste les conduit ainsi à être attentif à tout ce qui se publie. Et c’est l’occasion pour eux quand les écrits de certains leur paraissent farfelus de répliquer vertement. Voilà par exemple ce qu’écrit le journal Le Revenant qui publie l’extrait d’une lettre de Lyon. Cet extrait est rapporté par la Gazette du Lyonnais.
« Depuis l’invasion du choléra-morbus, à Paris, la population se porte en foule et en pèlerinage à la montagne sur laquelle est située l’église de Notre-Dame de Fourvière. La classe ouvrière s’y fait surtout remarquer par la ferveur de ses sentiments religieux.
« Mon Dieu ! S’écrient les braves canuts, dans leurs prières, et tout haut, nous n’avons pas chassé notre roi ni notre archevêque, nous n’avons pas pillé les églises ni renversé les croix. Mon Dieu, ayez pitié de nous, et préservez-nous de la peste de Paris. »
Le commentaire ne se fait pas attendre :
« Voilà le langage que les feuilles d’un régime passé prêtent à nos ouvriers en soie, à ces hommes assez éclairés pour reconnaître de faux amis, qui les trouvent religieux aujourd’hui, et qui sous les missions du gouvernement déchu les traitaient d’impies, de réprouvés. Sans doute nos ouvriers sont religieux, mais sans superstition ; ils rougiraient de mettre en action les momeries qu’on leur prête, et si les feuilles des jésuites s’amusent à les montrer ridicules, qu’elles seront toujours pour la classe industrielle de Lyon, des objets dignes de mépris. Nos ouvriers en soie restent dans leurs ateliers, et ne vont pas en foule à Notre-Dame de Fourvière accuser leurs frères de Paris ; ils sympathisent trop avec eux ! » Solidarité prolétarienne, recherche de la vérité, solidarité quelque soit le problème à résoudre, interpellation des pouvoirs, désir fort de savoir, une grande curiosité de ce qui se passe dans le monde, soucis de faire progresser l’industrie de la soie, l’apport social et aussi humaniste des canuts par l’intermédiaire de leur journal est considérable. Ce n’est qu’un survol et je vous engage à lire les numéros parus de 1831 à 1834. Ils peuvent aider à mieux comprendre les problèmes d’aujourd’hui et peut-être même contribuer à trouver des solutions adaptées à notre siècle.
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