dimanche 29 mai 2011

C'était dans l'temps

Et si le tunnel de la Croix-Rousse avait été un canal…

Le 20 juin 1831 est présenté au maire de Lyon Prunelle le projet d’un canal souterrain à pratiquer sous la colline de la Croix-Rousse pour la jonction entre le Rhône et la Saône. Ce même projet sera de nouveau sur le bureau du préfet Gasparin le 12 octobre 1833. On sait aujourd’hui qu’il ne sera pas retenu et qu’en lieu et place sera percé le tunnel routier, mis en chantier en 1939 et inauguré le 20 avril 1952 par le maire de Lyon Edouard Herriot et le président du Conseil Antoine Pinay. Ce canal envisagé n’était-il qu’un projet utopique ? A-t-il donné lieu à une étude sérieuse ? Peut-on regretter qu’il n’ait pas abouti ? A cette dernière question, les habitants du quartier de Serin et du Cours d’Herbouville acquiesceront sans doute. Mais au lecteur de se faire une idée sur la fiabilité de ce projet des plus écologiques grâce à une série d’articles parue en 1835 dans le journal l’Echo du Prolétaire.
Ce qui motive en premier lieu le concepteur du projet, Annet Bigaud, se sont les inondations et se qu’elles entraînent : « La ville de Lyon et les communes de la Guillotière et de Vaise ont fréquemment à souffrir des inondations du Rhône et de la Saône. Outre les dévastations que causent ces débordements, ils ont encore l’inconvénient de laisser, après eux dans les bas-fonds qu’ils ont envahis, des eaux qui, à la longue, deviennent insalubres, et exhalent des miasmes morbifiques. C’est ainsi que le Rhône et la Saône, naturellement destinés à faire l’ornement et la richesse de la cité lyonnaise, compromettent la santé et la fortune de ses habitants. » Ces inondations ont été étudiées : « 1° l’inondation du Rhône s’effectue en 24 et 48 heures, et qu’elle se retire aussi promptement qu’elle est venue ; 2° que la crue de la Saône dure 9 jours, quelquefois 18 et même 27 jours et qu’elle est aussi lente à rentrer dans son lit qu’à en sortir ; 3° que les crues du Rhône et de la Saône sont rarement simultanées et que généralement elles se succèdent. » De ses observations il conclu qu’en ouvrant un canal souterrain sous la colline de la Croix-Rousse, on obtiendrait par là l’écoulement du trop plein du Rhône dans la Saône et réciproquement. Reste à savoir où et comment. « Le canal serait percé souterrainement comme l’on été la canal de Givors, celui de Saint-Maur, comme les chemins de fer. En ligne droite, sous les murs de la ville, de la barrière de Serin à celle de Saint-Clair. » Après avoir précisé les dimensions de la « montagne de la Croix-Rousse », 1900 mètres de la rive de la Saône à celle du Rhône et 85 mètres de hauteur, il envisage une percé de 60 pieds de largeur dont 40 pour le lit du canal et 10 pour chacun des chemins latéraux. Ces chemins latéraux seront destinés au public et au service de halage. Quand à la voûte à ogive « elle aurait 28 pieds de hauteur. » Le lit du canal serait profond de 18 pieds et les chemins latéraux devront être de 48 pouces en contrebas des eaux du fleuve ou de la rivière. Annet Bigaud précise évidemment « qu’en cas de débordement, ce percé ne serait plus ni un canal ni une route, mais bien une rivière portant du Rhône à la Saône et vice versa les eaux surabondantes, et diminuant ainsi pour les rives respectives les dangers de l’inondation. » Le concepteur de ce projet qui aurait pu changer la Ville de Lyon, ne voit que des avantages. « La position de ce canal serait unique en France. On ne saurait, en effet, en trouver une plus favorisée par la nature. Placé à l’entrée d’une cité qui est la seconde du royaume pour la population, et la première par le commerce et l’industrie, joignant un fleuve et une rivière, aboutissant à deux grandes routes, contigu à plusieurs points ; ce canal promet au commerce lyonnais une nouvelle ère de prospérité, les avantages que les populations doivent en retirer sont incalculables. »
Pour Annet Bigaud ce canal n’exigerait point d’entretien. Et en plus « il ne serait point comme tant d’autres canaux qui restent plusieurs mois de l’année fermés, soit par manque d’eau, soit par la rupture des digues, soit par le curage. Taillé à plus des trois quarts dans le rocher, et pour le surplus dans un granit presque aussi dur, quoique en partie rocailleux, il ne donnera pas une heure de travail ni un centime de dépense par année. Sa construction devra au surplus être telle que l’on puisse au besoin en retirer les eaux. Cette opération s’exécuterait à l’aide d’une simple machine hydraulique modelée sur celles dont on fait usage en Hollande. Mise en mouvement par le courant, soit du Rhône, soit de la Saône, cette machine n’aurait pas fonctionné 10 heures consécutives que le lit du canal se trouverait à sec. Il pourrait être rempli de nouveau en 10 minutes. » Il est convaincu que lorsqu’un tel projet aura été étudié sous le rapport des avantages généraux qui y sont signalés, et sous celui des développements immenses dont il est susceptible, son adoption ne pourra faire l’objet d’aucun doute. Annet Bigaud est même persuadé qu’un grand nombre de riches propriétaires s’empresseront de participer à une entreprise monumentale si utile à la population lyonnaise, et dont l’exécution sera si glorieuse pour ses fondateurs.


Cette série d’articles concernant le canal de la Croix-Rousse nous permet également de connaître un peu mieux l’activité fluviale dans les années 1830. On apprend par exemple qu’il passe par an, au bureau maritime de Serin, 19 à 20 mille bateaux, pour lesquels il se fait une dépense journalière de 2, 3 et 400 fr. occasionnée par les équipages soit d’hommes, soit de chevaux nécessaires au halage de chacun d’eux. Les bateaux qui arrivent à Lyon par Serin pour être chargés ou déchargés sur les rives du Rhône, et ceux qui descendent le Rhône pour apporter leur charge sur les quais de la Saône sont obligés de doubler le « cap de la Mulatière » ou de faire le transport de leur cargaison par charrettes. Il faut un jour entier pour le trajet d’un bateau vide de St-Clair à Serin, il faut, outre les eaux et le vent favorables, employer un équipage de plusieurs hommes. Un bateau chargé de bois ou de charbon, qui doit se rendre de Serin jusqu’en amont du pont Morand, coûte à son propriétaire 200 à 350 fr. de frais, outre les risques et les inquiétudes pendant… trois jours ! Les blés et les grains de la Lorraine, de la Bourgogne et de la Bresse arrivant par la Saône pour être moulus à Lyon, doivent, de toute nécessité, être voiturés par terre des quais de la Saône aux moulins du Rhône. La difficultés et les frais du transport sont tels qu’on ne voit généralement pas sur les ports du Rhône, des pierres de Tournus et de Couzon, ni des tuiles, des carreaux, des foins et des pailles, des radeaux de bois de chêne de Bourgogne. On découvre également que la voie publique est souvent encombrée par le transport de grosses et longues pièces de bois que l’on débarque à Vaise et qui sont conduites soit à St-Clair, soit aux Brotteaux, « offrant aux passants une continuelle perspective de danger. »
Outre cette description qui vise bien entendu à argumenter le projet du canal d’Annet Bigaud, il est également question de l’eau que renferme le plateau croix-roussien. Et c’est l’occasion de choses étonnantes. En effet pour le concepteur, il va de soi que lors du percement de « la montagne de la Croix-Rousse, cette admirable entreprise, en découvrant un grand nombre de sources, d’excellentes eaux, résoudra infailliblement et avec succès le problème de la fourniture de l’eau nécessaire à la consommation de la grande majorité des habitants de Lyon. » Notre concepteur voit la possibilité de « recueillir toutes les sources en un ou plusieurs vastes réservoirs pratiqués de chaque côté de la voûte du canal. Leurs produits en seraient tirés au moyens de procédés hydrauliques et conduits à d’autres réservoirs dans l’intérieur de la ville. » Car déjà à cette époque on sait que la colline de la Croix-Rousse renferme, à différents niveaux, une immense quantité d’eau. « On peut s’en convaincre par le grand nombre de puits qui y existent. Ces puits offrent en profondeur 19, 27, 31, 38, 52 et 108 pieds ; un seul porte 131 pieds » précise-t-il. Une eau paraît-il « non moins légères et salubres que celles de la Chana et de St-George ». Mais ce n’est pas tout. Ce canal pourrait bien servir à d’autres activité. Bigaud ne manque pas d’imagination. Qu’écrit-il ? : « Le percé de la montagne offrira, sous sa voûte, une gare des plus utiles aux Brotteaux, contre les glaces, un abri sûr pour toute espèce de marchandises contre les pluies, les gelées, les neiges et même les vols. » Mais ce n’est pas tout. Il y a plus surprenant. L’on sait que depuis des décennies on cherche à savoir l’origine des fameuses « arrêtes de poissons » galeries souterraines sur la partie orientale de la colline. Et bien voilà ce que propose Annet Bigaud en 1835 : « Des galeries parallèles à sa direction (du canal) pourraient être ouvertes sur les parties latérales. Les dimensions et la position de ces galeries seraient différentes d’après l’usage auquel on les appliquerait. Dans l’endroit le plus sec on établirait un magasin à poudre ; dans les endroits humides seraient placés des réservoirs d’eau, des glacières, des entrepôts de vin, etc., etc. Un souvenir des plus tristes vient à l’appui de cette perspective d’utilité générale. L’arsenal de Lyon, à l’époque du siège, fut réduit en cendres. Un canal voûté comme il a été dit, aurait alors sauvé la fortune publique. Lyon pourrait un jour être assiégé ; il convient qu’il ait une retraite à l’épreuve du boulet et de la bombe, pour recéler ses archives, sa bibliothèque, ses tableaux et tout ce que la propriété publique ou particulière offre de plus précieux. » Etonnant non ?

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