Les canuts oeuvrent dans une industrie de produits de luxe. Pourtant cela ne les empêche pas de porter un regard critique sur les manifestations qui promeuvent ces articles comme l’exposition de 1834. Ils le font à leur manière en reprenant un article paru dans le journal « Peuple Souverain », journal républicain, afin de le faire connaître aux lecteurs de l'Echo de la Fabrique.
LES EXPOSITIONS DES PRODUITS DE L’INDUSTRIE.
Tous les journaux ont annoncé une exposition des produits de l’industrie française, fixée au mois d’avril prochain. Nous pensons que notre ville, qui compte peu de rivales en industrie, ne sera pas la dernière à répondre à cet appel.
Le peuple y gagnera-t-il quelque chose ? L’expérience que l’on a tirée des expositions passées, ne nous en laisse guère l’espoir. A cet égard nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur mettant sous les yeux les réflexions suivantes que nous empruntons au Peuple Souverain :
« Il faudrait un volume pour énumérer toutes les vanités que soulèvent ces sortes d’expositions et le peu de résultats qu’elles procurent.
« Nous n’avons presque jamais vu aucun de ces intéressants producteurs des objets les plus nécessaires au peuple, obtenir des médailles ou des encouragements, la faveur en dispose d’ordinaire, veut-on savoir pourquoi ?
Parce que l’industriel, qui cherche moins encore à éblouir les yeux et à favoriser le luxe qu’à vêtir commodément, chaudement ou économiquement la classe la plus nombreuse des consommateurs, ne se hasarde pas à envoyer à l’exposition un échantillon de ses draps ou de ses tissus de coton, peu apparents, mais de bonne qualité et à bon marché, bien persuadé qu’il est que rien dans ses produits ne flattant les yeux, on n’ira pas s’enquérir si, par des procédés plus ingénieux ou par une plus grande économie, il est parvenu à produire le même objet à 10, 15 ou 20 p. % de moins.
Mais qu’un célèbre fabricant ait exposé un riche tissu de cachemire, une belle mousseline blanche ou peinte, ou une superbe étoffe de soie brochée d’or et d’argent, oh ! Alors, chacun d’admirer ; et sans qu’on daigne s’informer de l’utilité de ces produits et de la quantité qu’on en peut consommer, le fabricant est sûr d’obtenir des médailles, des encouragements, l’honneur même d’être complimenté par sa majesté, et la décoration par-dessus le marché.
Combien de temps encore aurons-nous à signaler ces funestes erreurs, et quand verrons-nous la véritable richesse reconnue où elle est, et non dans ces brillants colifichets qui servent tout au plus à parer quelques opulentes héritières, et dont la consommation annuelle égale à peine celle d’un jour de nos plus modestes tissus ?
Que l’on ne croie pas pour cela que nous n’ajoutons aucun prix aux brillants produits dont quelques fabricans distingués ont enrichi notre industrie ! Loin de là, nous estimons que tous ceux qui peuvent trouver un placement qui dédommage des frais de production, créent toujours une nouvelle source de richesse profitable au reste de la nation.
Mais ce dont nous nous plaignons, c’est que pour être bien vue à l’exposition, il faille que la fabrication emprunte des habits du dimanche et l’appareil des fêtes ; ce que nous regrettons, c’est la fausse direction qu’une routine ignorante et vaniteuse imprime à l’industrie française, nous désirerions au contraire que cette faveur, si elle est inévitable, fût accordée aux produits les plus simples, à ceux dont la consommation est la plus générale, afin de stimuler le zèle des producteurs à les améliorer, tant pour la qualité que pour la réduction des prix.
Si au lieu de ces étalages de luxe, on encourageait une grande exposition européenne où les produits les plus communs de nos voisins viendraient se ranger à côté des nôtres, un tel acte serait vraiment grand et utile. Le consommateur, ayant plus d’objets de comparaison, en deviendrait plus difficile ; le producteur, dont l’intérêt est de toujours tenter de multiplier ses débouchés, voyant les obstacles qu’il a à surmonter, s’efforcerait d’égaler ses rivaux ; et la nation gagnerait en richesses tout ce que les progrès de l’art et du temps auraient ajouté de perfectionnement à l’industrie.
Mais, qu’on ne s’y trompe point, ce n’est pas sur les produits d’un haut prix que le gouvernement doit porter sa plus vive sollicitude. Sans doute il est bon que nos filateurs de laine et de coton essaient de filer les numéros les plus élevés ; mais si l’on songe à la petite quantité qui s’en consomme par rapport à ceux qui servent à tisser les calicots et les draps ordinaires, on verra quels sont ceux qui méritent le plus d’intérêt.
Il serait bien plus agréable à la nation d’apprendre qu’un manufacturier de l’Alsace est parvenu à tisser un calicot ordinaire à dix pour cent meilleur marché, que de savoir si l’on a fait avec nos fils une de ces percales dont la finesse étonne l’œil.
Il vaudrait mieux donner aux fabricans de Rouen les moyens de soutenir la concurrence de la Suisse, qui, sans aucune prime d’exportation, offre ses tissus à 10 et 15 pour 100 au-dessous de ceux de cette fabrique.
Il serait mieux aussi de procurer aux fabriques de St Etienne les moyens de produire aux prix d’Eberfeld les nombreux articles de quincaillerie commune qui sont d’un usage journalier, que d’encourager la production de ces brillantes superfluités, appelées métaphoriquement nécessaires, qui ne sont à la portée que de quelques puissants du siècle.
Le pouvoir, en France, a toujours eu la manie des représentations théâtrales, des écoles spéciales, des administrations dispendieuses ; et, de tous ces premiers frais prélevés sur le nécessaire des contribuables, il résulte que notre industrie est encore, à quelques égards, dans l’enfance, que nous avons à peine une marine militaire suffisante, que notre marine marchande décroît chaque jour au lieu d’augmenter, et que nos routes sont à peu près les plus mal entretenues de l’Europe civilisée. L’Angleterre, qui n’a ni école navale, ni école polytechnique, ni école de commerce, ni direction générale des ponts et chaussées, possède en revanche la première marine, les plus nombreux canaux, les plus beaux chemins de fer et les routes les plus parfaites du monde. Quelques bonnes lois et la protection bienveillante d’un gouvernement partout présent et partout respecté, ont donné au commerce et à l’industrie manufacturière de la Grande-Bretagne le quasi-monopole du monde. En France, on sacrifie tout à la décoration, de l’autre côté de la Manche, on ramène tout à un but d’utilité pratique. Nous savons broder admirablement les manchettes à l’usage de quelques centaines de courtisans ; l’Anglais vend des chemises et des jupes aux trois-quarts de l’humanité.
Une exposition européenne aiderait beaucoup à corriger nos industriels de ces manies ruineuses de petits-maîtres. L’idée en a été émise il y a déjà quelques années ; espérons qu’elle se réalisera à l’ombre des pacifiques loisirs que nous a faits le juste-milieu. L’intérêt de la civilisation la recommande, et les amis éclairés de l’industrie française doivent l’appuyer de tous leurs vœux. »
(Peuple Souverain.)
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