Si la lecture du livre de Fernand Rude sur les révoltes canuts reste irremplaçable, il est particulièrement intéressant de connaître ce qu'ont écrit les rédacteurs de l'Echo de la Fabrique, le journal des tisseurs sur soie. Dans le numéro 5 du 27 novembre 1831, est publié ce texte :
"LYON. 21, 22 ET 23 NOVEMBRE
C'est le cœur navré et la tête couverte d'un crêpe pour le deuil de nos frères et de nos amis que nous allons rendre compte des événements qui se sont passés dans notre ville ; à Dieu ne plaise que nos larmes soient exclusives, elles seront pour tous ; et si l'égoïsme ou l’erreur de quelques hommes a entraîné cette cité dans des malheurs imprévus par eux, cette erreur a été expiée. Nous écrirons donc sans haine et sans passion. Oubli pour le passé, voilà ce que nous ne cesserons de proclamer, et nous rendrons compte de tous les faits avec calme, déplorant seulement que tant de sang, qu'un sang aussi pur, n'ait point été versé en défendant nos foyers pour la sainte cause de la patrie1.
Les chefs d'ateliers et les ouvriers voyant que le tarif n'était qu'une clause illusoire, que beaucoup de négocians ne voulaient point le reconnaître, et humiliés par quelques-uns qui ne prévoyaient point toutes les conséquences d'une conduite quelquefois répréhensible, se rassemblèrent à la Croix-Rousse le dimanche 20 novembre pour aviser au moyen d'obtenir une sanction définitive du tarif. Ils décidèrent que dès le lundi matin tous les métiers cesseraient de travailler, et que les ouvriers descendraient pour réclamer auprès de l'autorité l'exécution des clauses stipulées par MM. les membres des commissions des négocians et des chefs d'ateliers en présence de M. le préfet, de M. le maire, des membres de la chambre du commerce et du conseil des prud'hommes. La journée se passa ainsi assez tranquille, et personne ne prévoyait les scènes qui ont eu lieu.
Le lundi 21, dès le matin, quelques groupes s'étaient formés sur la place de la Croix-Rousse, ces groupes n'avaient aucun caractère hostile ; les ouvriers qui les composaient étaient sans armes et discutaient le moyen d'obtenir justice par la modération. Vers les dix heures un fort piquet de gardes-nationaux de la 1re légion se présenta sur la place de la Croix-Rousse, et au lieu d'employer la persuasion pour dissiper les groupes, il voulut employer la force ; on résista : le piquet croisa la baïonnette, mais bientôt entouré et désarmé en partie, il fut forcé à la retraite, poursuivi à coups de pierres ; ce premier acte de la force armée exaspéra les ouvriers. Depuis long-temps ils étaient menacés, on leur disait (et nous ne parlons point ici de l'autorité) qu'on recevrait leurs demandes à coups de fusils ; cependant aucune démarche hostile ne fut encore faite par eux, et vers les onze heures quelques groupes se mirent en marche se tenant par le bras, dans le dessein de se promener à Lyon comme au 25 octobre ; mais bientôt devait commencer une série de malheurs, malheurs incalculables qui devaient porter pendant trois jours la désolation dans notre ville. Des gardes-nationaux de la 1re légion, principalement des rues habitées par le commerce, s'étaient rassemblés dès le matin ; moins pacifiques que les ouvriers, ils s'étaient munis de cartouches et étaient décidés à les disperser par la force des armes. Ils étaient échelonnés depuis le bas de la Grande-Côte en longeant la rue des Capucins jusqu'à la place de la Croix-Pâquet ; ce fut vers les onze heures et demie que les ouvriers de la Croix-Rousse furent en vue du piquet établi dans la Cour du Soleil à la Grande-Côte ; là, sans aucune sommation, ils furent accueillis par une fusillade... Aveuglement inconcevable ! funeste initiative que le Précurseur a voulu pallier en laissant dans le doute de quel côté était venue l'agression. Dans cette première décharge huit ouvriers furent grièvement blessés ; ainsi surpris sans défense ils remontèrent la Grande-Côte en toute hâte et portèrent l'alarme dans la ville de la Croix-Rousse ; des cris aux armes ! se firent aussitôt entendre de toute part ; la population presque entière s'arma, on ne pensa qu'à la défense ; des barricades furent élevées sur tous les points, et les ouvriers qui dans l'imprévoyance de tels événement n'avaient songé à se procurer ni armes ni munitions, ne durent plus que se dévouer à la mort comme leurs frères.
Ce fut après cette première scène que M. le préfet et M. le général Ordonneau, commandant en chef la garde nationale, se rendirent à la Croix-Rousse pour juger par eux-mêmes et de la situation des esprits et des dangers qui semblaient vouloir menacer notre cité. Tandis que MM. le préfet et le général cherchaient à concilier les esprits, leur autorité était méconnue et une colonne de gardes nationaux et de troupes de ligne vinrent attaquer les barricades de la Croix-Rousse ; les assiégés se croyant trompés retinrent MM. le préfet et le général en otage. Ici, sans doute, le peuple aurait dû penser que le préfet était ce magistrat qu'il avait appelé son père, titre justement mérité, et que le général était étranger aux débats qui avaient lieu ; mais un peuple à la misère duquel on ne répond que par des feux de pelotons ne raisonne pas toujours juste. Cependant (et nous pouvons le dire sans craindre d'être démentis ni par le magistrat ni par le général) aucune insulte ne leur fut faite ; des ordres pacifiques étaient à chaque instant envoyés par eux, on n'en fit aucun cas. Alors un combat sanglant s'engagea entre la ligne, la garde-nationale et les ouvriers ; et les assaillants, combattant contre des hommes sans munition et la moitié sans armes, restèrent maîtres de toutes les positions qui dominent la place de la Croix-Rousse. La nuit mit enfin un terme au combat ; à huit heures du soir M. le préfet se présenta aux ouvriers sur la porte du Louvre, et après une allocution où se peignait l’ame généreuse du premier magistrat, il leur dit ces propres paroles : Ouvriers, écoutez-moi ! Si vous croyez un seul instant que j'aie trahi vos intérêts, gardez-moi en otage ; mais si vous croyez que je puisse vous être utile, laissez-moi retourner à mon administration. Ces paroles furent accueillies par des cris de vive le préfet ! Vive notre père ! Aussitôt une vingtaine d'hommes armés s'offrirent pour lui servir d'escorte, et il partit, accompagné par une foule attendrie qui répétait les cris de vive le préfet ! Vive le père des ouvriers ! Le général Ordonneau resta encore en otage et ne fut mis en liberté qu'à deux heures du matin, après avoir promis de faire cesser le feu.
Le mardi la fusillade recommença dans les rues qui aboutissent à la Croix-Rousse ; les ouvriers se voyant trompés d'après les promesses du général Ordonneau, sonnèrent le tocsin et firent battre la générale ; alors un combat acharné commença pour durer toute la journée. Pendant cette lutte sanglante féconde en traits de courage et de générosité, les ouvriers combattirent comme des héros, et, nous le répétons, il est à déplorer que tant de nobles actions n'aient point eu pour but le salut et la gloire de la patrie. Tandis que le combat était ainsi engagé, les ouvriers de la rue Tholozan et des rues adjacentes prirent aussi les armes et se portèrent vers la côte des Carmélites où montaient des troupes de ligne et quelques gardes nationaux ; des barricades furent élevées. Divers combats eurent lieu dans cette direction, dans la rue de l'Annonciade dominée par la place Rouville et la maison Brunet, où les ouvriers avaient pris position, à la côte des Carmélites et au Jardin des Plantes. Là une poignée d'hommes soutint le choc de plusieurs compagnies. Cette défense imprévue des ouvriers et maîtres de la rue Tholozan fit faire une diversion qui fut très utile aux ouvriers de la Croix-Rousse. Enfin le combat devint général ; la population ouvrière des Broteaux, de la Guillotière et de St-Just se mit en mouvement. Des barricades de planches et de madriers furent construites sur les quais de la Saône et du Rhône, sur les ponts de la Saône, dans les rues, etc. Vers les dix heures le général Roguet, qui avait fait établir une batterie sur le port St-Clair, pour empêcher le passage du pont Morand et du pont Lafayette, ordonna de tirer sur les Broteaux, d'où les ouvriers entretenaient un feu nourri, dirigé sur le quai du Rhône. Toute la ville fut bientôt un vaste champ de bataille ; pas un seul quartier qui n'eût son combat ; les rues étaient dépavées et une grêle de tuiles tombait sur les troupes de ligne. Les compagnies entières mettaient bas les armes, et les ouvriers étaient maîtres des casernes des Collinettes et de Serin. Enfin les troupes repoussées de partout ne songèrent qu'à la retraite.
Dans ces journées où l'on a calomnié les intentions, où l'on a voulu donner un but politique à ce qui n'était que la misère secouant ses haillons, un fait seul justifie la classe ouvrière. Dans un combat partiel qui se livra le mardi sur la place des Cordeliers, le peuple monté sur les toits lançait des pierres sur la troupe de ligne ; les soldats ayant mis bas les armes, les pierres ne cessaient de tomber, quand un homme, pour faire terminer le combat, sortit un mouchoir blanc et l'agita en signe de paix, en s'écriant à ceux qui étaient sur les toits : Cessez ! Cessez ! ils ont mis bas les armes ! Une grêle de pierres tomba de nouveau et tout le peuple se mit à crier : Cachez cette couleur ! Qu’elle disparaisse ! Nous n’en voulons point !
Le soir, les forces militaires, et ce qui restait de la garde nationale en armes étaient resserrés sur la place des Terreaux et dans l'Hôtel-de-Ville où se trouvaient réunies les autorités de la Lyon et du département.
Après une journée de mort, la nuit devait être affreuse. Le feu avait pourtant cessé, mais les rues étaient jonchées de cadavres, et la désolation était dans tous les cœurs.
Le mercredi, à deux heures du matin, deux détachements d'ouvriers s'emparèrent de la poudrière et de l'arsenal. C'est à cette même heure qu'une alarme générale se répandit dans tous les quartiers. Les autorités civiles décidèrent M. le général Roguet à quitter la ville avec les troupes qu'il commandait, et qui se composaient du 66e et de plusieurs bataillons des 40e et 13e de ligne. Les ouvriers avaient un poste à la barrière de St-Clair, qui tenta d'arrêter la colonne en retraite. Une décharge générale fut faite par la ligne, le poste se replia et le général passa avec sa colonne ; mais arrivée le long du quai d’Herbouville, elle fut accompagnée par des feux et une grêle de tuiles jusqu'au bout du faubourg de Bresse où, se croyant toujours poursuivie, elle tira quelques coups de canon à mitraille. La nuit était obscure, on entendait des feux nourris qui se mêlaient aux cris aux armes ! Et au tocsin que sonnaient presque toutes les cloches. Ce fut la dernière scène de ce drame épouvantable, drame affreux où le sang français a été versé à flots, où des concitoyens se sont déchirés entre eux… Ah ! Que n'est-il en notre pouvoir de jeter un voile sur tant d'erreurs ! Que n'est-il en notre pouvoir de faire oublier ces journées de désastre et de deuil ! Hommes de toutes les classes qui avez échappé au trépas, tendez-vous la main ! Oubliez le passé ! C’est cette patrie que vous aimez tous qui vous en conjure ! Que les haines s'éteignent, et que des jours plus heureux succèdent enfin à ces jours de détresse et de mort.Dans la matinée, tout était calme, mais d'un calme affreux ; les boutiques étaient toutes fermées, et les combattants erraient par les rues avec leurs armes ; cependant on voyait déjà que Lyon n'avait rien à craindre des vainqueurs ; des sauvegardes avaient été placées par les ouvriers à la porte de plusieurs négocians, principalement de ceux qui avaient provoqué le plus la classe industrielle. De fortes gardes furent établies dans les quartiers commerçants, et les autorités reprirent leurs fonctions."
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